«Ma pièce est déjà prête dans ma tête. Elle s'appelle La Cerisaie, il y a quatre actes, dans le premier on voit par les fenêtres des cerisiers en fleurs, tout un jardin blanc ininterrompu. Et les dames sont vêtues de blanc.»Lettre de Tchekhov, 5 février 1903Après cinq ans d'absence, Lioubov retourne dans la maison de son enfance avec une émotion intacte. Elle retrouve la splendide cerisaie qui entoure son domaine comme un abri hors du temps. Mais cet inestimable trésor est aussi un patrimoine délaissé, criblé de dettes et qu'il va bien falloir vendre... Dernière pièce de Tchekhov, La Cerisaie (1904) est la peinture de la fin d'un monde. Par l'évocation de ce jardin d'Éden voué à la disparition, Tchekhov dresse, un an avant la première révolution russe, un état des lieux d'une classe qui meurt pour être restée étrangère à la marche du temps.
Un monde entier se dévoile à nous dans cette oeuvre, une image symbolique de la société russe que Iegorouchka traverse sans la comprendre, avec ses hiérarchies, ses coutumes, ses secrètes métamorphoses : marchands, religieux, petits commerçants juifs, paysans, anciens ouvriers, routiers, chacun peint par son parler autant que par son visage. Le voyage du jeune garçon est court. Pour quelques jours, sa petite silhouette aura longé l'immense route semée de débris et de souvenirs épiques, où se dessine une aventure qui ressemble bien au destin de la Russie : le temps de Tarass Boulba est révolu. Comme celui de la Russie terrienne et patriarcale du comte Tolstoï. Voici la Russie des hommes neufs, des énergies vagabondes, des Souvarine et des Tchekhov, des rapaces mais aussi des roturiers consciencieux et rationalistes, du progrès.
La Steppe n'eut pas de suite romanesque. La Russie bourgeoise devait vite mourir. En Tchekhov, elle avait trouvé son poète et sa conscience.
En quoi consiste le bonheuroe Est-il à notre portéeoe Dans Oncle Vania (1897), les personnages s'interrogent. Aux élans d'espoir et de joie succèdent l'abattement et la détresse. Le dégoût d'être laid, vieux, malade. L'ennui d'habiter en province, où jamais rien ne se passe; de travailler comme un forcené, sans reconnaissance aucune. La douleur d'aimer sans retour. La fadeur de ne pas aimer. Ailleurs, à une autre époque, dans d'autres circonstances, peut-être, ils auraient pu être heureux... Bien sûr, il y a la révolte, la tentation du meurtre, celle du suicide. Mais en vain. La vie est là, amère et crue: on s'y enlise. «Vous dites que la vie est belle. Oui, mais si ce n'était qu'une apparence! Pour nous, les trois soeurs, la vie n'a pas encore été belle, elle nous a étouffées, comme une mauvaise herbe», affirme Irina dans Les Trois Soeurs (1901). Son rêve le plus cher, partir à Moscou, restera inaccompli.
Que nul ne vienne chercher, dans ces pièces de Tchekhov, un héros classique, ou un geste grandiose; car ainsi que l'affirmait le dramaturge: «Dans la vie, les hommes ne se tuent pas, ne se pendent pas, ne se font pas des déclarations d'amour à tout bout de champ. Ils ne disent pas à tout instant des choses pathétiques. Ils mangent, ils boivent, ils se traînent et disent des bêtises. Et voilà, c'est cela qu'il faut montrer sur scène.»
Traduction d'Arthur Adamov, révisée par Michel Cadot Présentation par Michel Cadot
Couverture: Virginie Berthemet.